Le projet REGINE

Le projet REGINE se propose d'ancrer la théorie féministe du droit dans le paysage de la recherche juridique française.

De 2012 à 2014, au sein des universités de Paris Ouest Nanterre la Défense et Lille 2, REGINE associe des enseignants-chercheurs et des doctorants menant leurs recherches dans toutes les branches du droit (civil, public, pénal et international).

Le projet REGINE se structure autour de trois axes. 

 


Axe 1. L'acculturation aux théories féministes du droit

Le projet REGINE se présente comme un passeur, c'est-à-dire non seulement importateur mais aussi acculturateur du débat scientifique français vis-à-vis d'élaborations théoriques sur ce que la perspective de genre fait au Droit.

Cela fait désormais presque un demi-siècle que la perspective de genre (gender studies) est ancrée dans le paysage académique anglo-américain. Les « études de genre », visant à analyser la construction sociale de la distinction homme-femme ainsi que les rapports de pouvoir assignant les femmes à une fonction politique, sociale, culturelle et économique secondaire sont désormais institutionnalisées. Sous l’influence de travaux bien connus, les analyses s'intéressant aussi bien à la question de la disposition de leur corps par les femmes qu'à la fonction sociale des femmes (théories du care) ou à la théorie générale de l'Etat se sont multipliées.
Outre-Atlantique, la réflexion juridique n’est pas restée à l’écart de ce mouvement intellectuel et scientifique. La théorie féministe du droit a fait l’objet de nombreuses analyses et est aujourd’hui largement reconnue. Enseignée dans les universités les plus prestigieuses, elle tend à la fois à apporter la preuve de ce que le droit est un instrument de domination patriarcale mais aussi de ce qu’il peut être un outil de mobilisation sociale et un vecteur de promotion de la cause des femmes –au moins sur un plan stratégique. Quels que soient les objets sur lesquels elle porte (droit social, procédure judiciaire, droit de la famille, sexualité et violences etc), la théorie féministe du droit vise à remettre en cause l’idée d’une neutralité du droit ; bien plutôt, elle souligne le rôle du droit dans la constitution de distinctions fondées sur le genre, comme dans la pérennisation, voire la légitimation, d'inégalités de genre.

Peu connues des facultés de droit françaises, les travaux féministes du droit sont solidement implantés dans les environnements académiques étrangers. Ils ont reçu un écho dans des enceintes internationales plus souvent que nationales. REGINE entend contribuer à la diffusion et à l’acclimatation de ces travaux, en développant des coopérations avec des universitaires étranger(e)s et en faisant connaître leurs travaux et apports.

Le projet REGINE développe également, au titre de ce premier axe, différentes recherches en droit international et européen, centrées sur la CEDAW et les travaux de son comité, ainsi que sur la façon dont le droit de l’Union européenne et du Conseil de l’Europe ont pu constituer des terrains favorables aux apports de la théorie féministe. 

 


Axe 2. Droit français et droit du genre

Le projet REGINE entend passer des pans entiers du droit français au crible de la perspective de genre, dans le but de dévoiler, le cas échéant, la manière dont ils façonnent l'(in)égalité de genres.

Ici, la recherche visera à identifier non seulement les normes et règles juridiques qui opèrent explicitement une distinction entre les sexes (voir par exemple la question des règles sexo-spécifiques relatives au travail de nuit des femmes ou en lien avec la maternité) mais aussi celles des règles de droit qui, apparemment  neutres, désavantagent, en raison des modalités de leur application, les femmes (voir par exemple en matière de droits à retraite, ou encore les conséquences généralement défavorables des règles applicables à la transmission du nom patronymique).
Différents pans ont été sélectionnés pour constituer les corpus d'analyse de ce second moment du projet sur la base de critères scientifiques et méthodologiques -liés, pour ces derniers, à l'existence de spécialistes intéressés et disponibles pour rejoindre le projet. Des études seront donc menées dans le champ du droit du travail, du droit de la protection sociale, du droit de la santé et de la bioéthique, du droit de la sexualité, du droit fiscal, du droit civil (des personnes et de la famille, extrapatrimonial comme patrimonial, et du droit des obligations), du droit commercial, du droit pénal, du droit politique, du droit administratif (droit de la fonction publique, notamment). Des études complémentaires interrogeront par ailleurs, et de manière plus transversale, la spécificité des modes de réception en droit interne des règles internationales d’une part (CEDAW) et européennes d’autre part (Conseil de l’Europe et Union Européenne) relatives aux exigences de non-discrimination.

Une grille de lecture a été élaborée par les chercheurs de REGINE. Pour l’essentiel, « la feuille de route » pour chacune de ses études sera la suivante :

Un premier objectif de chacune de ces études consistera, d’abord, à recenser les hypothèses dans lesquelles la règle de droit organise la reconnaissance de l’identité sexuelle des personnes (règle sexo-spécifique) ou, à l’inverse, marque une indifférence à l’égard de celle-ci (règle dite genderblind). Il importe en effet de distinguer, comme l’explique Danièle Lochak, entre les « contextes dans lesquels le droit prend (ou ne prend pas) en compte la dimension du sexe et du genre, attache des conséquences juridiques à la distinction homme/femme, autrement dit érige les «hommes» et les « femmes » en catégories juridiques, ainsi qu’aux raisons qui peuvent expliquer que, selon les cas, l’appartenance à l’un ou l’autre sexe constitue ou non une donnée juridiquement pertinente ». Ainsi par exemple, l’étude consacrée au droit civil s’attachera à la reconstitution de l’histoire des catégories de l’état civil, et de la mesure dans laquelle l’intersexualité, l’hermaphrodisme ou la transidentité les interrogent ; dans le même ordre d’idées, l’étude relative au droit pénal s’intéressera à la question des éventuels effets juridiques attachés au sexe de la victime et/ou de l’auteur des infractions criminelles.

Un second objectif assigné à ces études sera de démontrer la contribution des règles juridiques et de leur application à la consolidation d’une certaine répartition des rôles entre hommes et femmes (gender stereotyping) et partant, de souligner le rôle du droit dans la construction du genre. Ainsi par exemple, l’étude relative au droit social pourra s’intéresser à la question de la familialisation des prestations sociales : construites sur un modèle travailliste (droits liés à la relation de travail du pater familias, et étendus à ses ayants-droits dans le cadre de la relation familiale), de telles prestations sont fondées sur une « convention de genre » qui n’est pas sans conséquences. De même, les études relatives au droit de la santé et de la bioéthique ou au droit de la sexualité rendront compte du fait qu’alors qu’il s’agit de phénomènes sociaux (violences sexuelles, prostitution) ou biologiques (maternité et allaitement, contraception et avortement) qui touchent spécifiquement les femmes, l’appréhension formellement neutre du droit peut aboutir à restreindre l’effectivité du droit des femmes à la maîtrise de leur corps. Au-delà de l’examen de la règle elle-même, son application juridictionnelle devra, dans la mesure du possible, être scrutée. Ainsi, par exemple, les pratiques en matière de détermination de la résidence habituelle de l’enfant ou d’attribution de prestations compensatoires après-divorce pourront être analysées, afin d’examiner si elles participent à la consolidation de la répartition traditionnelle des fonctions entre hommes et femmes.

Enfin, ces études chercheront à mettre en lumière la remise en cause du modèle universaliste (identité de droits entre les sexes) par l’intégration, au sein de la normativité juridique, de revendications sexo-spécifiques (ex. : loi n° 2010-769 du 9 juillet 2010 relative aux violences faites spécifiquement aux femmes). Dans chacune des études, il importera d’abord que soit mis en évidence les fondements de la contestation de la neutralité de ce modèle universaliste : s’agit-il du constat d’une ineffectivité de la règle (ex. : plafond de verre, infériorité des rémunérations professionnelles, surexposition des femmes à la pauvreté, inégale accession aux fonctions de responsabilité et/ou de représentation politiques et sociales, etc) ou de la critique du fondement normatif de la règle (ex. revendication de règles sexo-spécifiques)? Il appartiendra ensuite à chacune de ces études d’identifier la logique à l’œuvre dans cette contestation : s’agit-il, selon les cas, d’incorporer dans la normativité juridique l’idée d’une nécessaire protection de populations vulnérables, ou s’agit-il de prôner d'autres logiques (par exemple l'égalité réelle), au nom d’un refus du paternalisme auquel serait susceptibles de mener la mise en équivalence entre règles sexo-spécifiques d'une part et des concepts comme celui de vulnérabilité d'autre part? 


Axe 3. Repenser le droit par le genre

A travers ce 3e axe, le projet REGINE prolonge l'apport de la théorie féministe du droit en en faisant fructifier les perspectives critiques auxquelles elle ouvre la voie, à la fois dans une perspective de reconceptualisation de notions centrales de la pensée juridique mais aussi de redéfinition des méthodes du droit –notamment, en matière d’enseignement. Cette inclusion d'une rénovation des méthodes d'enseignement du droit comme mode de valorisation de la recherche se prolonge en outre par une recherche-action destinées à associer associations et ONG à la réflexion sur les rapports entre droit et genre.

Au titre de ce dernier axe, l’objectif est à la fois théorique et prospectivement pragmatique. Il tirera les leçons des observations menées au cours des deux premières étapes du projet, en termes d'enrichissement critique et, le cas échéant, de réorientation de certains concepts juridiques centraux. On cherchera ici à tirer à la fois des thèses anglo-américaines du caractère structurel de l'inégalité de genre et des observations menées sur la base du droit français les outils d'une réflexion dirigée dans plusieurs directions, par exemple la notion de droits de l’homme, la notion d’égalité, la notion de démocratie, la notion de vulnérabilité, la notion de droit subjectif et celle de responsabilité. Plus particulièrement, on s’attèlera à pousser plus avant l’analyse sur la contribution critique spécifique de la perspective de genre à une redéfinition de ces différents concepts. Les droits de l’homme peuvent-ils vraiment être dits universels quand depuis trente ans la théorie critique du droit démontre combien ils sont tendanciellement conceptualisés au regard du modèle et des aspirations et protections utiles à un individu occidental, masculin, hétérosexuel et en pleine maîtrise de ses capacités ? La perspective de genre ne commande-t-elle pas une réorientation du concept d’égalité depuis une notion essentiellement formelle vers une notion susceptible de rendre compte aussi des discriminations indirectes ? Et la problématique de l’amélioration de l’accès des femmes aux instances parlementaires mais aussi plus largement aux instances de la gouvernance économique, aux concours de recrutement divers ne doit-elle pas être vue comme touchant en fait aux notions de démocratie et de représentation bien plus qu’à l’égalité ?...